Le concept de pathocénose a été élaboré par Mirko Grmek, historien des sciences d'origine croate, dans les années 1960 et 1970, en utilisant comme modèle le terme biocénose.
Ce terme désigne l'état d'équilibre des maladies à un moment donné de l'histoire et dans une société donnée. Ainsi la présence et l'importance d'une maladie dans une population donnée et à une époque donné dépendent de celles des autres maladies.
L'idée directrice est donc que les maladies sont interdépendantes. Avec ce concept, Grmek voulait faciliter l'approche de l'histoire des maladies et améliorer la compréhension des maladies émergentes.
Il développe notamment cette notion dans son Histoire du Sida où il avance que la découverte de la pénicilline et de l'antibiothérapie ont fait disparaitre progressivement les maladies bactériennes, permettant l'émergence de maladies virales restées jusqu'alors latentes.
Bibliographie
* M. Grmek, Histoire du SIDA, Payot, Paris, 1995.
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Mirko Dražen Grmek : universitaire français d'origine croate né en 1924 à Krapina (nord de la Croatie), décédé à Paris en mars 2000.
Carrière
Intellectuel de très haute volée, s'intéressant à des sujets d'une grande diversité, Mirko Grmek s'était engagé à 18 ans dans la Résistance avant de mener des études de médecine à l'université de Zagreb. Après avoir exercé cette discipline comme praticien et comme professeur, il se consacre à la recherche sur l'histoire de celle-ci. Il crée à Zagreb un institut d'histoire des sciences. Il s’installe à Paris en 1963 où le Collège de France lui confie le classement des notes de Claude Bernard, dont il devient le spécialiste internationalement reconnu. Naturalisé français en 1967, il prend la direction d'une monumentale Histoire de la pensée médicale en Occident, pour laquelle il constitue une équipe interdisciplinaire internationale de médecins et biologistes, historiens et sociologues, philologues et philosophes.
Il a terminé sa carrière universitaire en Sorbonne comme directeur d'études à l'École pratique des hautes études où il était depuis 1972 directeur d’études en histoire des sciences biologiques et médicales après avoir exercé au CNRS.
Il était à la fois docteur ès-lettres et docteur ès-sciences.
Louise Lambrichs, auteur du livre La Vérité médicale : Claude Bernard, Louis Pasteur, Sigmund Freud : légendes et réalités de notre médecine, 1993, était sa troisième femme.
Bibliographie
* Léonard de Vinci, dessins scientifiques et techniques (1962).
* Mille ans de chirurgie en Occident (1966).
* Catalogue des manuscrits de Claude Bernard (1968).
* Raisonnement expérimental et recherches toxicologiques chez Claude Bernard (1973).
* Les Maladies à l’aube de la civilisation occidentale (1983).
* Histoire du sida (Payot, 1989, 1995).
* La Première Révolution biologique (1990).
* Le Nettoyage ethnique (en collaboration avec Marc Gjidara et Neven Simac) (1993).
* Histoire de la pensée médicale en Occident (3 vol.) (Le Seuil, 1995-1999).
* Le Legs de Claude Bernard (Fayard, 1997).
* Les Révoltés de Villefranche (Le Seuil, 1998).
* les Maladies dans l’art antique (en coll.) (1998).
* La vita, la malattia, la storia, Di Renzo Editore, Roma, 1998 ; traduction française : La vie, les maladies et l'histoire , suivi de Mirko D. Grmek, un humaniste européen engagé par Louise L. Lambrichs (Le Seuil, 2002).
* La Guerre comme maladie sociale et autres textes politiques (Le Seuil, 2002), préface d'Alain Finkielkraut, édition établie par Louise L. Lambrichs. Textes en croate traduits par Zvonimir Frka-Petesic et Danijela Basic.
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06/03/2000 l'ambassade de Croatie en France
IN MEMORIAM
Résistant, scientifique et humaniste
Mirko D. Grmek, académicien, éminent scientifique et historien de la médecine français d’origine croate est mort lundi 6 mars 2000 à Paris à l’âge de 76 ans. Il compta parmi les plus grands scientifiques contemporains, novateur dans une discipline qu’il avait pratiquement fondée, et restera certainement comme l’un des plus illustres Croates de notre siècle.
« Aussi reconnu par les savants du monde entier qu’il est méconnu du grand public, ce Croate a passé sa vie à défendre une idée qui lui est chère : la médecine doit s’exercer en toute conscience et la science n’est rien sans humanisme » écrivait élogieusement à son égard le magazine scientifique Eurêka, en 1996, dans un grand entretien qui lui était consacré, et dont le titre « Mirko Grmek, médecin du siècle » donnait la mesure du personnage. Considéré par ses pairs comme l’un des plus grands historiens de la médecine, sa disparition est tout particulièrement ressentie dans la discipline scientifique qui traite de l’histoire et de la méthodologie des sciences expérimentales.
Né en 1924 à Krapina (nord de la Croatie), Mirko Grmek était naturalisé français depuis 1967. Européen convaincu, il s’engage en 1942 dans la Résistance, ce qui l’amènera en Italie, en Suisse puis en France. A la fin de la guerre, il rentre à Zagreb pour y étudier la médecine. Il l’exercera d’abord comme généraliste, puis comme professeur à la faculté, avant de se consacrer entièrement à la recherche après son doctorat en médecine obtenu en 1958 à la faculté de Zagreb. Il y fonde notamment l’Institut d’histoire des sciences de Zagreb et y dirige la première Encyclopédie de la médecine.
Diplômé également de l’École polytechnique d’Italie, il s’installe à Paris en 1963 où le Collège de France lui confie le classement des notes de Claude Bernard, ce qui aura par la suite une influence décisive, puisqu’il en deviendra le spécialiste internationalement reconnu. Diplômé de la faculté des lettres de Paris, attaché, puis maître de recherche au CNRS, il est nommé en 1973 directeur d’études en histoire des sciences biologiques et médicales à l’École pratique des hautes études. Docteur ès sciences et docteur ès lettres, il enseigne aux universités de Berkeley, Los Angeles, Genève, Bologne ou encore Lausanne, et demeure professeur d’honneur de l’université de Zagreb.
Pendant ce temps, il sera également Directeur scientifique de l’Encyclopédie internationale des sciences et des techniques, et rédacteur en chef des Archives internationales d’histoires des sciences. Son Histoire du sida, où il développe sa théorie de la pathocénose, fera date et reste toujours une référence en la matière. Aussi un fil conducteur traverse-t-il l’ensemble de l’œuvre de Mirko Grmek : sa volonté d’effectuer une étude historique sur le savoir et les pratiques médicales antérieures en mettant à profit les connaissances scientifiques actuelles, tout en ayant spécifiquement à cœur d’étudier la genèse des idées, dans une société et une époque données.
Membre de l’Académie croate des sciences et des arts, ainsi que de l’American Academy of Arts and Sciences, son érudition encyclopédique lui vaut certainement d’occuper la présidence de la prestigieuse Académie internationale d’histoire des sciences de 1981 à 1986, puis la Vice-présidence de l’Union internationale d’histoire des sciences en 1997. Fait Chevalier de la Légion d’honneur, il fut également lauréat de l’Académie française, de l’Académie des sciences et de l’Académie de médecine, et reçut la Médaille Sarton.
Bien que n’ayant jamais cessé son activité scientifique, Mirko Grmek a employé les dernières années de sa vie, qui ont aussi coïncidé avec l’accession de la Croatie à l’indépendance, à établir des ponts entre ses « deux patries ». Homme de son siècle, il n’est pas resté insensible au sort tragique qu’a connu sa patrie d’origine après 1991, à laquelle il resta toujours intimement lié. Ses articles remarqués, restant d’une étonnante actualité, ses travaux historiques, comme « Le Nettoyage ethnique », et notamment le remarquable livre « Les révoltés de Villefranche » sur la mutinerie des soldats croates pendant l’occupation en France, en témoignent. Ayant lui-même pris le maquis pendant la guerre, sans doute aura-t-il voulu contribuer personnellement à corriger certains clichés tenaces portant sur le passé méconnu de son pays natal. Au terme de sa vie, il souligna son attachement à sa patrie d’origine en léguant une part importante de sa bibliothèque privée à l’Académie croate, et ses derniers efforts furent consacrés à poser les jalons du futur Centre culturel croate à Paris, animé jusqu’au bout par le désir de rapprocher la Croatie et la France. Il a été inhumé le 9 mars au cimetière du Montparnasse à Paris.
Parmi ses nombreux ouvrages mentionnons : Léonard de Vinci, dessins scientifiques et techniques (1962), Mille ans de chirurgie en Occident (1966), Catalogue des manuscrits de Claude Bernard (1968), Raisonnement expérimental et recherches toxicologiques chez Claude Bernard (1973), Les Maladies à l’aube de la civilisation occidentale (1983), Histoire du sida (1989, 1995), la Première révolution biologique (1990), le Nettoyage ethnique (en coll.) (1993), Histoire de la pensée médicale en Occident (3 vol.) (1995-99), le Legs de Claude Bernard (1997), les Révoltés de Villefranche (en coll.) (1998), les Maladies dans l’art antique (en coll.) (1998). En novembre 2001, les éditions du Seuil ont publié un coffret posthume de deux ouvrages qui rendent hommage à sa vie et à son oeuvre : La Vie, les maladies et l'histoire & La Guerre comme maladie sociale.
Zvonimir Frka-Petesic
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Libération, 15/11/2001
DANS LA PRESSE
Docteur Grmek
Ecrits autobiographiques et politiques de l'historien de la médecine.
Par Jean-Baptiste Marongiu
Mirko D. Grmek, "La guerre comme maladie sociale et autres textes politiques".
A l'heure du dernier bilan, sachant pertinemment qu'il ne lui restait que quelques jours de vie, dans une interview réalisée péniblement avec l'ordinateur, Mirko D. Grmek déclarait que son apport à la connaissance humaine pouvait, en définitive, se réduire aux deux mots qu'il avait introduits et que l'on retrouvait désormais dans les dictionnaires de plusieurs langues: pathocénose et mémoricide. Ce chercheur (né Croate en 1924 et mort Français en mars 2000) délimitait ainsi les deux champs dans lesquels il avait déployé une énergie peu commune: l'histoire de la médecine, sa vie durant, et le combat pour la liberté de la Croatie, les dernières neuf années de son existence. Avec la pathocénose, Grmek s'était doté d'un concept capable de définir qualitativement et quantitativement l'ensemble des états pathologiques présents dans telle population à un moment donné, ce qui permettait d'en étudier les interdépendances et de penser, par exemple, l'émergence d'une épidémie comme celle du sida. Le concept de mémoricide (appliqué à l'idéologie serbe en ex-Yougoslavie) l'aida à définir une politique qui allait au-delà de la purification ethnique pour procéder à un nettoyage de la mémoire historique elle-même. Deux livres, réunis en coffret, viennent baliser le parcours du savant et du militant: dans la Vie, la maladie et l'histoire, on lira une autobiographie intellectuelle de Grmek, suivie un texte de sa troisième femme, Louise Lambrichs; dans la Guerre comme maladie sociale, on lira ses articles plus politiques, consacrés, pour la plupart, à la Croatie.
MIRKO D. GRMEK
La Vie, la maladie et l'histoire
Suivi de «Mirko D. Grmek», un humaniste européen engagé, par Louise L. Lambrichs,
Seuil, 290 pp.
La Guerre comme maladie sociale et autres textes politiques
Préface d'Alain Finkielkraut, Seuil, 264 pp., 275,50 F (42 euros) le coffret des deux volumes (qui ne peuvent pas être vendus séparément).
Fils d'avocat, Mirko Grmek commence par éprouver la maladie sur lui-même. Il n'a en effet que 16 ans quand on décèle chez lui les premiers foyers d'une tuberculose qui vont mystérieusement disparaître lorsque, une fois quitté le nid familial, il sera pris dans le maelström de la Seconde Guerre mondiale. Elève officier de l'académie royale militaire de Turin, il entre dans la résistance à la suite du débarquement des Américains dans le sud de l'Italie. Passé en Suisse, il parvient en France où il termine la guerre rattaché à l'armée américaine comme interprète de l'allemand. Revenu dans son pays, la Yougoslavie de Tito, Grmek, résistant mais pas communiste, doit louvoyer pour trouver son espace. Ses études de médecine achevées, il ne devient pas médecin, mais se consacre à l'histoire de la discipline qu'il a décidé de ne pas exercer. En 1953, Grmek est directeur du département d'histoire de la médecine qui vient d'être fondé à Zagreb. En 1959, il obtient, premier Yougoslave, un doctorat d'histoire des sciences. Mais il se sent de plus en plus à l'étroit dans son pays. Aussi accepte-t-il une bourse de deux mois du CNRS pour des recherches sur Claude Bernard, en France. Désormais, Fernand Braudel, Georges Canguilhem ou François Dagognet veilleront sur lui et sur sa carrière, tant au CNRS qu'à l'Ecole pratique des hautes études.
Contrairement à Pasteur, qui ne trouvait que ce qu'il cherchait, et comme Claude Bernard, dont il est le spécialiste reconnu, Mirko Grmek prétend trouver ce qu'il ne cherche pas. C'est un peu une boutade mais qui traduit une conception de la science, tributaire aussi bien de la méthode que du hasard, et surtout d'une maturation des idées à laquelle participe aussi le chercheur. Ainsi, le concept de pathocénose s'impose à lui plus qu'il ne l'impose. Avant, on considérait les maladies indépendamment les unes des autres, alors qu'il ne fait pas de doute qu'il existe une action réciproque entre les maladies dans une population donnée: «Seule la perspective propre à l'historien de la médecine permet de saisir le fait que les précédentes maladies infectieuses ont empêché le sida de se manifester sous forme épidémique, c'est-à-dire que l'extension du sida n'était pas possible avant que la médecine moderne modifiant la structure de la morbidité caractéristique de la population humaine n'ait supprimé la barrière opposée par les autres maladies infectieuses particulièrement fréquentes.»
De livre en livre (1), Mirko D. Grmek a bâti une histoire de la maladie axée sur l'état des connaissances médicales plutôt que sur une sociologie des pratiques sanitaires. La maladie elle-même lui est apparue comme un processus salutaire qu'il s'agit d'accompagner et par lequel un désordre prépare le nouvel équilibre de l'organisme. D'une certaine manière, il a vécu lui-même son identité comme un processus ouvert: «Déjà dans ma jeunesse, à l'époque de mes pérégrinations guerrières, je me sentais également Français, Italien et Croate, mais jamais vraiment Yougoslave. (...) Ce fut pour moi une circonstance favorable que de commencer ma vie comme ressortissant d'un petit peuple, sans préjugés sur la supériorité de la culture autochtone et d'être obligé dès mes plus jeunes années de me servir de plusieurs langues étrangères et de traduire dans ma langue maternelle. Et je suis également heureux de finir ma vie sous l'aile d'un grand peuple, de sorte que mes pensées et mes messages aient un large écho et soient traduits dans d'autres langues.»
(1) Notamment: Raisonnement expérimental chez Claude Bernard, Droz, 1973; les Maladies à l'aube de la civilisation occidentale, Payot, 1983; Histoire du sida, Payot, 1989; Histoire de la pensée médicale en Occident, Seuil, 1999.